10 juin 2002

Repas au sommet d´un glacier


Levé de bonne heure, sous les maugréements d’un Blaise mécontent de terminer ses rêveries si tôt. La nuit a été fraîche mais délicieuse, et si le levé n’est effectivement pas aisé, c’est que le coucher fut lent à intervenir. Il faut dire que nos hypophyses sont déboussolées par le jour constant et donc nocturne.
Cependant, revenons à nos moutons car Blaise retrouve vite le sourire, et ce pour deux raisons :
L’antidote matinal sombre et saturé de caféine est près à peine a t’il le temps de retirer son bonnet druidique et guatémaltèque qui fait sa fierté et dont la seule vue remplit de joie le cœur de ses groupies.
Le programme de la journée nous met l’eau à la bouche. En effet, aujourd’hui, nous longeons le fameux Snaefellsjökull au cours d’une marche terrible et difficile.
Nos sacs sont lourds, nos jambes sont molles et les paysages, eux, seront, à n’en pas douter, beaux. Le soleil brille et il fait bon, nous avons de la chance.
Le début de la traçante est rude (ça monte) et j’emboîte le pas sur V. afin de l’attendre au niveau d’endroits intéressants ou jolis, genre un petit geyser et une rivière coulant sous la neige. Au bout d’une heure de marche, assez véloces, nous arrivons face à une pente relativement raide parsemée de névés qui, s’ils sont beaux et en plein milieu du chemin, constituent de réelles difficultés pour chaussures, mollets et mental. Moins entraîné que V, je commence à ressentir d’inquiétants premiers signes de faiblesse, lui trace la route.
Marcher dans la neige devient de plus en plus fréquent et douloureux, j’en perds petit à petit mes cheveux, j’ai la sensation de cracher du sang et mes tibias se métamorphosent en fromage de brebis, j’ai mal et commence à scander le nom de mon partenaire qui continue, héroïque dans son silence et le calme qu’il conserve malgré la souffrance. Les névés, eux, s’en moquent et, ambitieux dans leur envie de nous freiner voire de nous arrêter, savourent leur future victoire en devenant neiges éternelles, recouvrant la totalité de la route. Nous n’avons, donc, plus de points de repère. Partout autour de nous, il n’y a que neige et rochers, sommets infranchissables et superbes, et, en face, le snaefellsjökull, magnifique et imposant. J’ai de plus en plus mal, je hurle à V. que nous sommes perdus, je ne vois que ma souffrance et mon unique boussole se réduit à des pieds meurtris, un souffle court et des chaussettes humides. Mes jambes capitulent et refusent de faire un pas de plus. La neige semble avoir gagné la partie mais, peut-être, en sous-estimant V. qui décide, à rebours de toute logique de diriger ses pas vers la gauche. Selon moi, il est clair qu’il nous faut nous rendre à droite et nous nous perdons de vue.
Soudain, dans un éclair de lucidité, je me rends compte de mon erreur et bifurque, quasi en rampant, vers le sud afin de retrouver mon complice. Ma tête commence à tourner et menace sérieusement de me lâcher pour rejoindre mes jambes aux Caraïbes.
Tout à coup, j’aperçois ce bon V venir à ma rescousse ; mais moi, furieux autant contre V qui, imprudent, m’a lâché aux pieds d’un volcan enneigé dans un état lamentable que contre mon corps, incapable d’avancer trois heures sans tomber en cendre. Je m’entête alors et décide de gravir seul, avec mon sac qui à ce stade me semble peser 7,3 tonnes, un sommet adjacent au snaefellsjökull et qui camouflerait en son sein de blanc couvert un cratère et une petite cabane idéale pour casser une petite croûte de riz. Après treize éons et des poussières, j’atteins le sommet, pose la baleine qui bronzait sur mes épaules endolories et contemple le spectacle.
Un cratère avec lac d’un bleu ciel plus bleu que le ciel, des sommets enveloppés de soie blanche, le snaefellsjökull immense et pur et des rivières glacées nous entouraient.
Devant de telles divinités naturelles, les tensions s’amenuisent, les jambes et la tête reviennent par le premier avion d’Icelandair et le riz se met à cuire dans un refuge en ruine, fracassé sans doute par le poids d’une neige qui ne nous a pas arrêté. Le repas est saupoudré de fierté et nous semble un festin que viendront ponctuer une clope de fête et des tissus de notes enchanteresses tricotés avec soin par Björk et Ennio Morricone.
La descente vers Anarstapi fut rapide et sans commentaire particulier si ce n’est que les Islandais du temps jadis aimaient à chanter dans des grottes qui résonnent. Arrivés au bout de nos vingt kilomètres, le stop et le bus jusqu’à Stykkisholmur ne furent que d’agréables et promptes peccadilles. Arrivés en ville, nous remplissons gourdes et estomacs, plantons la tente et tentons de trouver un sain et réparateur sommeil au son étouffé d’un vent froid dont nous protège la toile cirée de notre abri.

Port d´Anarstapi